Nous savons très peu de choses sur la vie d’Abraham DE LUST, probablement d’origine flamande. Il est mentionné à Leeuwarden en 1659. L’historiographie contemporaine suppose qu’il soit parti s’installer en...
Nous savons très peu de choses sur la vie d’Abraham DE LUST, probablement d’origine flamande. Il est mentionné à Leeuwarden en 1659. L’historiographie contemporaine suppose qu’il soit parti s’installer en Allemagne par la suite. Son identité se confond très vraisemblablement avec celle du peintre flamand Lusse qui aurait travaillé à Paris vers 1650 en tant que peintre d’animaux et de fleurs. En 1656 un peintre nommé de Lust, possiblement ce même Abraham, se trouvait par ailleurs à Lyon. Après son retour en France et avant son séjour à Leeuwarden, il semblerait que Abraham DE LUST ait été actif à Amsterdam.
Dans une graphie qui rappelle les caractères gothiques le peintre a signé « a.d. lust » un groupe homogène de natures mortes et de tableaux de fleurs qui permettent de lui rattacher certains tableaux non signés avec certitude.
DESCRIPTION ET ANALYSE STILISTIQUE DU TABLEAU
Des quetsches sont posées à même une corniche en pierre ornée de motifs d’oves, de dards et de fusaroles.
Elles occupent une ligne qui suit diligemment le déroulement de la saillie jusqu’au bord de la toile pour dessiner ensuite une boucle formant un petit monticule de fruits. Des brins et des feuilles le surmontent de sorte que la toile est pour deux tiers occupée par ce simple arrangement de fruit auquel la frise renaissance sculptée imprime une certaine gravité.
À y regarder de plus près, le peintre déjoue cependant le fort effet de frise de cette composition doublement dessinée par la corniche et par la disposition des fruits par le truchement d’une des quetsches.
Celle-ci, positionnée à l’angle gauche de la corniche, de façon que son infime saillie, que le duvet de son ombre souligne, creuse le franc éclat du plan sur laquelle elle se pose. Une feuille que le pédoncule qui la rattache à son fruit projette au-delà de la corniche et permet au peintre de poursuivre cet écart. La feuille capte un rayon de lumière à en devenir diaphane, devient le centre lumineux de la toile, déstabilisant ainsi subrepticement le déploiement horizontal tracé par la disposition des fruits. Une diagonale se dessine à travers cette rai de lumière. Il colore de reflets métalliques les autres feuilles se trouvant sur sa trajectoire
Apportant ainsi un léger dynamisme à une ordonnance on ne peut plus linéaire.
La lumière placée de face et en léger surplomb éclaire de façon homogène toute la composition.
La matière picturale, extrêmement étirée, d’un grain aussi doux que celui du marbre révèle, de même que l’éclairage uniforme et argenté, l’influence de Willem van Aelst (Rotterdam 1627 – 1683), influence sur laquelle nous reviendrons.
Au soin extrême apporté au rendu des choses – qui est le legs le plus convaincant de la culture flamande- hollandaise à l’œuvre ici étudiée : notons les moirures des quetsches nimbées d’un cerne de lumière, la friabilité de la pierre qui se fendille ici et là, notons encore déchirures, jaunissements et le luisant métallique des feuilles – la toile adjoint une composition en frise associée à une corniche antique dont la réalisation ne peut être envisagée qu’à Paris. En effet, entre 1645 et 1660, un groupe de peintres, dont Paul Liégeois (actif à Paris entre 1650 et 1660) et Pierre Dupuis (Montfort-l’Amaury 1610 – Paris 1682) mettent au point une production spécifique dans un dialogue étroit avec Willem van Aelst, actif en France et notamment à Paris, entre 1645 et 1651, dont l’œuvre ici examinée offre un très bel exemple.
L’œuvre révèle, plus particulièrement, l’ascendance de Pierre Dupuis auquel le tableau était auparavant attribué. Cette ascendance se manifeste non seulement dans l’utilisation d’un morceau de corniche comme support à un étalage de fruit mais, plus profondément, par un naturalisme « altéré » qui est à l’œuvre dans un détail que l’on ne remarque pas tout de suite. En effet, entre la ligne de quetsches du premier plan et la petite pyramide qu’elles forment au deuxième plan on remarque un carré quasiment parfait formé par quatre quetsches superposées. Or, un tel échafaudage est à peu près impossible selon les lois de la physique. À la manière de la célèbre Carpe de Sebastien Stoskopff (Strasbourg 1597 – Idstein 1657) dont il existe des variantes et des copies1 la grâce surnaturelle d’un tel détail est là pour signifier le caractère trompeur de la perception sensorielle. Or, c’est une caractéristique propre aux natures mortes françaises de la première moitié du XVIIe siècle le fait de véhiculer, à travers la représentation de choses mortes et sans mouvements, des avertissements moraux, voire des vanités, qui se passent de l’exhibition de son symbole le plus évident à savoir la tête de mort. Dans cette production, le peintre sublime une figuration qui ne serait que purement naturaliste par des écarts aussi infimes que précis afin de nous alerter sur le sens de ce que nous contemplons.
Ce n’est pas l’objet contemplé qui détient son mystère mais quelque chose de plus obscur et de plus profond qui le transcende. Ainsi les ruines antiques surmontées de fruits que Dupuis met en scène invitent à méditer le temps qui passe2.
C’est là, sans doute, l’apport le plus originale de la production française de natures mortes à la riche saison
de la nature morte en Europe.
La beauté singulière de ce détail s’inscrit, par ailleurs, dans la fascination toute française pour le géométral que les débats sur les applications de la perspective à la peinture suscitent à cette même époque au sein de l’Académie royale de peinture et sculpture à travers notamment l’enseignement d’Abraham Bosse (Tours 1602/1604 – Paris 1676)3.
1 Citons la Carpe sur une boîte de copeaux et bouilloire, signé, huile sur toile, h. 46 cm x l. 57 cm, collection particulière,
publiée par M. FARE, Le Grand Siècle de la nature morte en France, le XVIIe siècle, 1974, p. 126 ; citons celle également
signé et de dimensions comparables du musée de Clamecy, publié par M : FARE, op. cit., p. 127.
2 Citons de Pierre Dupuis par exemple la Nature morte avec plat de pêches, melon entamé et vestiges antiques, huile sur toile h.
67 cm x l. 93 cm, Paris, collection Leeb, publiée par exemple par Claudia SALVI, op. cit., p. 94 ; ou encore la Nature
morte avec perdrix, citron et corniche, huile sur toile, h. 36,2 cm x l. 47 cm, publiée par Claudia SALVI, op. cit., p. 90.
3 Sa Manière universelle de Monsieur Desargues pour practiquer la perspective est publiée à Paris en 1647.
ŒUVRES EN RAPPORT
Parmi les œuvres de Abraham DE LUST que nous pouvons rapprocher de la toile ici examinée, citons la
Nature morte aux pêches et raisins dans un panier d’osier signée « a. d. lust » de l’Ashmolean Museum d’Oxford
que la critique contemporaine date précisément de ces mêmes années4 ainsi que les deux pendant du Herzog Anton Ulrich-Museum de Brunswick, tous deux signés5. Les deux toiles de Brunswick présentent notamment la même corniche ornée d’oves et de dards que nous voyons dans la toile ici étudiée. Abraham DE LUST tient vraisemblablement ce motif – magnifié par Pierre Dupuis nous l’avons vu – de Jean-Michel Picart (Anvers circa 1600 – Paris 1682), peintre et marchands de tableaux qui à Paris est le point de référence le plus important pour la communauté des peintres nordiques actifs dans la capitale et que Van Aelst a certainement approché aussi6. Le motif de la corniche ouvragée d’oves et de dards associé à un vase de fleurs en verre ou en lapis monté en or à la manière de Picart que Abraham DE LUST peint souvent, séduit aussi Jacques-Samuel Bernard7, un autre peintre actif à Paris à la même époque, comme le Van Aelst parisien dont le Vase en verre monté en or du musée des Beaux-Arts de Caen est un exemple8.
Citons aussi l’Autoportrait de Bartholomeus van der Helst (Haarlem 1613 – Amsterdam 1670), daté de 1655 du musée d’art de Tolède9, dont la vigne environnante et les papillons peuvent être attribués à Abraham DE LUST selon Fred Mejer10 et où, de fait, l’on retrouve comme dans la toile étudiée l’élégance du dessin, une semblable lumière tamisée et argentée que les verts à la fois glauques et laiteux exaltent, ainsi qu’une même matière picturale extraordinairement étirée que le nôtre emprunte à Van Aelst, comme ses feuilles martelées, ondulées et ouvragées de lacunes, exactement comme dans le tableau ici étudié.